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Paris capitale des incubateurs, la France championne de l'amorçage, la French Tech encensée au CES de Las Vegas : il n'est pas une journée sans que la dynamique entrepreneuriale de notre pays, tout spécialement dans l'univers du numérique ne soit louée. La France aurait ainsi trouvé sa martingale économique ! Mieux, le numérique, parce qu'il est porteur d'autant de menaces que d'opportunités pour les acteurs traditionnels, pousse ces derniers à s'intéresser, se rapprocher, s'associer avec une kyrielle de jeunes pousses dans le big data, le paiement mobile, les objets connectés etc. autant d'étoiles montantes dans l'univers numérique. Un univers si complexe, si imprévisible qu'aucun des groupes en place ne peut seul en tirer parti pour devenir le démiurge dans son secteur d'activité. Donc le CAC 40 incube, investit, rachète pour ne pas perdre la main.
Ce que des décennies de politique industrielle, française et européenne, et de dispositifs de soutien aux PME n'ont pas pu réaliser, à savoir des entreprises, grandes, moyennes, petites, poussant dans le même sens à la manière d'une équipe de rugby, chassant systématiquement en meute à l'international, investissant conjointement, massivement et de manière continue dans les technologies du futur en partageant des visions communes, associées au monde académique, les réalités du monde numérique vont-elles favoriser la construction et la réussite d'un tel collectif ?
Il est bien trop tôt pour répondre. Cette nouvelle "histoire d'amour", en version numérique, entre grandes et petites structures ne fait que commencer. Il faudra plusieurs décennies pour savoir si elle a réussi à faire, au moins en partie, table rase d'un certain passé.

Car ce qui n'a pu être accompli dans notre pays jusqu'à présent n'est pas à imputer aux seuls disposititifs législatifs ou fiscaux, loin s'en faut. Les causes sont bien plus profondes et sont à rechercher dans notre histoire, notre culture, notre système éducatif.

Dans le complément à sa fameuse biographie sur Talleyrand*, l'historien Emmanuel de Waresquiel rappelle ainsi que la nation française, avec la Révolution, s'est littéralement construite sur l'opposition car la dynamique révolutionnaire était basée sur une tension nécessaire face à l'autre devenu l'ennemi !

Dans leur ouvrage "La fabrique de la défiance", les économistes Yann Algan, Pierre Cahuc et André Zylberberg expliquent, en s'appuyant sur plusieurs exemples, que les décisions politiques influent sur les peuples durant plusieurs siècles. Ils analysent également le système éducatif français qui ne favoriserait ni la confiance, ni le travail en groupe ce qui se retrouverait ensuite dans le monde professionnel avec des environnements hiérarchisés à l'extrême et une faible autonomie des collaborateurs. "L'autonomie des salariés (français) et leurs opportunités de coopération sont limitées plus que partout ailleurs", constatent-ils.  Pas de quoi alimenter un vif désir de collaboration avec des structures externes plus petites, à la réputation non établie. Comme le PDG d'une jeune entreprise française opérant dans la sécurité incendie des sites industriels en témoigne : "Ce n'est qu'après 5 années de conquête de références à l'international que nous avons pu commencer à démarcher le marché français. Auparavant, nous nous serions heurté à trop de barrières, à commencer par celle du téléphone !". Que dire également de cette entrepreneuse française dans le secteur des cosmétiques qui a fini par aller à Singapour où des investisseurs, convaincus par son projet, se sont empressés de lui faire confiance.

Pour Pascal Picq, paléoanthropologue et auteur de l'ouvrage « Un paléoanthropologue dans l'entreprise », "la France, avec sa culture d'ingénieurs et de grandes écoles, ne fait pas confiance aux PME. Ce sont pourtant elles qui sont les plus à même de produire des innovations de rupture. La panne d'innovation du « modèle français » vient en partie de là."

La France est admirative du Mittelstand allemand et des liens étroits tissés avec les grandes entreprises ainsi que de la capacité des Etats-Unis à favoriser l'innovation puis le succès de géants mondiaux tels que les GAFA.  Ici encore, c'est l'histoire qu'il faut interroger pour comprendre les raisons de ces dominations allemandes sur l'industrie et américaines sur la high tech mondiale.  Contrairement à la France, l'Allemagne est marquée par la décentralisation des pouvoirs et de l'économie. Au tout début du 19ème siècle, alors que la France était devenue "une et indivisible", on comptait Outre-Rhin plus de 300 territoires souverains. "Ce morcellement étatique a favorisé l'émergence de petites manufactures couvrant l'ensemble du territoire, décentralisées, axées sur la concurrence et l'exportation, non hiérarchiques et coopératives", explique  Reinhart W. Wettmann, avocat et auteur d'un article intitulé "Le très envié Mittelstand allemand".Tout le contraire d'une économie centralisée et d'un système éducatif tourné vers l'élitisme. 

Dès 1900, grâce à l'amélioration constante par les PME de leurs techniques de production et de leurs organisations, l'économie allemande était plus productive que l'économie britannique. Le Mittelstand est-il reproductible ailleurs ?  "Dans les pays centralisés et à haut niveau de salaire, elles (les PME industrielles allemandes) ne pourraient être reproduites qu'au prix d'efforts considérables", estime  Reinhart W. Wettmann.

Quant à la domination américaine sur la high tech, les racines sont situées dans la seconde guerre mondiale avec l'avènement du projet Manhattan et dans la guerre froide qui a suivie. Marquée par le mythe de la bombe atomique, la guerre froide a été une guerre scientifque et technique où le gagnant était censé être celui qui développerait les systèmes d'armes les plus sophistiqués et imaginatifs. Un contexte qui a placé le scientifique et l'ingénieur au cœur du système avec la nécessité de former des milliers d'étudiants aux diverses disciplines dont les programmes militaires avaient besoin. L'armée américaine a par exemple largement financé de nombreux projets de recherche dans les sciences de l'environnement (devant bénéficier ensuite aux missiles guidés et aux sous-marins) et a également permis de créer de nouvelles institutions de recherche, d'inciter la recherche universitaire à devenir plus interdisciplinaire - les thèmes de recherche voulus par les militaires étaient très vastes et enjambaient les disciplines traditionnelles- et de développer à grande échelle les offres de formation et de recherche. Des enjeux de sécurité nationale ont ainsi abouti à la création de vastes complexes militaro-académico-industriels sans équivalent en Europe. Des organisations que l'on retrouve de nos jours tel que le consortium TRUST, fondé en 2005 et financé par la National Science Foundation, qui travaille sur la sécurité des systèmes d'information, la fiabilité des services et la préservation des données. Il réunit de prestigieuses universités américaines (Cornell, Stanford, Carnegie Mellon, Berkeley...), de très grands noms de la tech américaine ainsi que des économistes, des avocats et des chercheurs. En effet il ne s'agit pas seulement de créer de nouvelles technologies mais aussi de nouvelles institutions en regard avec ces problématiques. En outre les travaux sont menés en étroite collaboration avec l'Air Force Research Laboratory. Dans un tel système, il n'est, dès lors, pas étonnant que Google et Facebook soient nés à Stanford et Harvard !

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