Alors que le changement climatique s’accélère, il importe d’agir rapidement et de manière décisive à l’échelle des particuliers, des gouvernements et des entreprises. Les enjeux sont grands et impliquent de plus en plus des objectifs visant à renforcer la sécurité énergétique. La crise énergétique mondiale, qui sévit durement en Europe, pousse les pays à réévaluer leur position en matière de souveraineté énergétique.

Ces enjeux poussent certaines communautés à considérer le concept de la sobriété énergétique, soit une démarche de modération qui vise à réduire la consommation d’énergie. 

Alors que la plupart des lois, règlements et politiques mettent l’accent sur l’efficacité énergétique, la sobriété énergétique consiste à diminuer la consommation en changeant les comportements, notamment en renonçant complètement à recourir à l’énergie.

Essentiellement, la sobriété énergétique consiste à gérer la consommation en priorisant les besoins essentiels.

« La réduction de la demande en énergie, elle-même liée à la demande de biens et de services, est le facteur clé pour atteindre la neutralité carbone. ».
 
Rapport Transitions 2050 de l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME)

Nous avons invité les experts du secteur de l’énergie Meryll Pasquet, Alexandre Malric et Marine Wurtz de CGI Business Consulting en France à nous faire part de leurs réflexions sur la sobriété énergétique.

Quels facteurs sont à l’origine du concept de sobriété énergétique?

Meryll : Les effets d’une hausse de la température moyenne mondiale d’à peine 1,1 °C, comme celle que nous vivons actuellement, sont déjà dévastateurs. Près de 23 millions de réfugiés climatiques sont forcés de quitter leur lieu de vie en raison d’inondations côtières, de sécheresses ou de vagues de chaleur. Avec un réchauffement climatique de 1,5 °C, l’Amazonie pourrait devenir une savane. Il est urgent d’agir, surtout qu’à partir du moment où l’on commence à réduire nos émissions de gaz à effet de serre (GES), il s’ensuit une période d’inertie avant que les températures commencent à baisser. 

Alexandre : Selon le rapport Climate Change 2022: Impacts, Adaptation, and Vulnerability  (en anglais) du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), trois milliards de personnes vivront dans des contextes vulnérables aux changements climatiques d’ici 2050, ce qui correspond au tiers la population mondiale. C’est énorme. Il s’agit d’un problème urgent auquel nous devons nous attaquer et qui nécessite à la fois des transformations technologiques et des changements de comportements, notamment l’adoption d’une approche de sobriété énergétique.

De plus, il n’existe aujourd’hui aucune source d’énergie pour laquelle la France et la plupart des pays européens sont totalement autonomes au chapitre de la production. Qu’il s’agisse du pétrole, du gaz, de l’uranium, des panneaux photovoltaïques, etc., nous dépendons d’autres pays dans une économie mondialisée. 

Quels types de mesures peuvent être prises?

Meryll : Nous pouvons tous contribuer à améliorer la situation de façon individuelle. Par exemple, en France, l’empreinte carbone d’une personne moyenne est de dix tonnes d’émissions de GES par année. Nous devons réduire cette moyenne à deux tonnes. Pour déterminer les mesures que vous pouvez prendre à l’échelle individuelle, un bon exercice consiste à calculer votre propre empreinte carbone . Toutefois, les efforts de chacun ne suffisent pas et semblent peser peu dans la balance face à la quantité d’énergie qu’utilisent le secteur industriel et les gouvernements pour exercer leurs activités. Il faut viser haut pour changer la donne. 

Par conséquent, les organisations doivent aussi se transformer pour réduire leur consommation. Pour ce faire, elles doivent évaluer leur dépendance aux combustibles fossiles et leur capacité de suivi, de traçabilité et de communication des données sur les émissions, à l’interne ainsi qu’auprès de leurs fournisseurs. Grâce à ces données, elles disposent de l’information dont elles ont besoin pour optimiser les processus afin de consommer moins d’énergie. Elles peuvent notamment miser sur l’innovation et des activités et initiatives de sensibilisation des employés et d’autres intervenants. 

Alexandre : Certains changements reposent sur nos épaules, alors que d’autres dépendent fortement de la prise d’engagements politiques. La France a été parmi les premiers pays au monde à adopter un cadre de transition énergétique en introduisant la Stratégie Nationale Bas-Carbone (SNBC), qui s’appuie fermement sur la sobriété énergétique et l’électricité à faible intensité d’émissions de carbone comme mesures clés. Dans le cadre de cette stratégie, la France s’est d’ailleurs engagée à atteindre la carboneutralité d’ici 2050. 

L’initiative européenne « Fit for 55 » (Paré pour 55) adoptée en 2021 par le Parlement européen vise à réduire les émissions de GES de 55 % d’ici 2030. Il nous faut surmonter sans perdre de temps la double difficulté que représentent la production à faibles émissions de carbone et la sobriété énergétique.      

Quel rôle les sociétés d’énergie et de services publics jouent-elles dans ces efforts?

Meryll : Bien que la production électrique en France soit à faible teneur en carbone (en raison des centrales nucléaires), l’utilisation de combustibles fossiles représente encore près des deux tiers de la consommation. Le pétrole représente 40 % et le gaz naturel 20 %. Il nous faudra donc faire appel à d’autres sources d’énergie. L’électrification des véhicules peut aider à réduire la consommation d’essence, mais ne peut constituer l’unique solution, car elle est impraticable dans plusieurs secteurs d’activité.

Je travaille depuis plusieurs années avec des clients de la chaîne de valeur du secteur pétrolier et gazier, lequel subit une transformation de bout en bout, notamment grâce au développement de nouveaux combustibles comme l’hydrogène et le biométhane, qui peuvent réduire les GES de 90 % en comparaison aux combustibles fossiles.

Alexandre : On ne peut pas faire des affaires si la planète n’est plus. Voilà qui prouve à quel point le développement durable est essentiel pour demeurer concurrentiel. 

Selon le rapport Futurs énergétiques 2050 du RTE, le plus grand exploitant de réseaux de transport d’énergie en Europe, des investissements de 750 à 1 000 milliards d’euros sont requis pour réaliser cette profonde transformation. Cette transformation doit d’ailleurs s’opérer sur tous les fronts, y compris la production, en misant sur l’énergie solaire, éolienne, nucléaire et géothermique ainsi que sur les biocarburants et l’hydrogène bleu et vert.

Les sociétés d’énergie doivent se préparer à investir dans la production et l’exploration de sources d’énergies propres plutôt que traditionnelles comme les combustibles fossiles. Elles doivent accélérer leur transition vers des sources d’énergie propre et renouvelable pour répondre aux demandes de la société, tout en les rendant abordables. Elles doivent aussi investir dans l’électrification et de nouvelles façons d’utiliser l’énergie.

La technologie peut soutenir les entreprises énergétiques dans le développement, l’intégration et la gestion d’un nouvel assortiment énergétique. Les services publics, par exemple, doivent maintenant gérer des actifs appartenant aux organisations traditionnelles, des actifs utilisés pour des fins autres que la production d’électricité ainsi que des actifs renouvelables. Ils doivent gérer les attentes des prosommateurs et s’adapter au nombre croissant d’acteurs sur le marché. L’exploitation des données à l’échelle de l’entreprise afin d’obtenir des renseignements sur tous les actifs de réseau est donc essentielle. L’adoption d’un modèle de réseau matriciel facilite l’accès à ces renseignements et aide à orchestrer l’exploitation du réseau et à mieux déceler les occasions d’optimisation du carbone et les possibilités de nouveaux investissements en capitaux.

Marine : Dans un contexte de transformation imminente, le secteur de l’énergie et des services publics doit être au fait des recommandations du rapport du GIEC qui, entre autres solutions, propose de réorienter les investissements vers l’électrification à faibles émissions de carbone. Le rapport indique qu’en 2030, selon des scénarios où le seuil du réchauffement climatique est fixé à 1,5 °C avec dépassement nul ou limité, les émissions nettes de CO2 et de GES diminueront de 35 % à 51 % et de 38 % à 52 % respectivement.

Je pense que les sociétés pétrolières et gazières pourraient transformer leurs activités en se concentrant sur le stockage du CO2. Parmi les autres façons de mettre à profit le CO2 capté, mentionnons la récupération assistée des hydrocarbures, un procédé consistant à injecter le CO2 dans des gisements de pétrole existants.

Les sociétés d’énergie pourraient également envisager la mise en œuvre de nouveaux plans stratégiques comportant un volet réservé à l’hydrogène ou même à l’hydrogène naturel (géologique), pour lequel les experts en sont aux premiers stades de recherche. Il s’agit d’explorer les flux d’hydrogène gazeux qui se trouvent naturellement dans le sol. Nous savons qu’ils y sont présents, mais pas en quelle quantité. Les chercheurs travaillent actuellement à quantifier ces flux. 

La sobriété énergétique peut-elle devenir acceptable et équitable?

Meryll : La sobriété énergétique implique une réduction de la consommation de l’électricité de 90 térawattheures, ce qui représente une quantité assez importante. Nos méthodes de travail et pratiques en matière de logement et de mobilité doivent être repensées. Nous devons apporter des changements profonds à nos modes de vie. Des technologies innovantes nous permettent aujourd’hui de mieux contrôler notre consommation d’énergie, et donc de la limiter. Toutefois, il faut dire qu’il est difficile pour la population d’accepter ce nouveau concept s’il s’accompagne d’une diminution de la qualité de vie.

Alexandre : Sur le plan politique, il faut se montrer prudent lorsqu’il est question de sobriété énergétique, car les recommandations en la matière peuvent rapidement être perçues comme coercitives et indésirables. Parmi les exemples de mesures proposées en France, mentionnons la limitation des déplacements aériens pour les courts trajets (moins de 2,5 heures) lorsqu’il existe des solutions de rechange comme le train ainsi que les restrictions sur les émissions de GES qui limiteront de manière efficace l’utilisation d’appareils de chauffage au gaz pour les nouvelles habitations.

Nous sommes sur une pente dangereuse en ce qui concerne les changements climatiques. L’énergie la moins polluante est toujours celle que nous ne consommons pas. La durabilité ne doit pas forcément s’accompagner d’une augmentation des coûts. Les améliorations en termes d’efficacité et de réduction des coûts reposent sur l’adoption de solutions durables adaptées. Par exemple, si vous n’avez pas de dépenses à faire pour la gestion des déchets, vous gardez votre argent dans vos poches.

Si l’énergie solaire ne peut être produite que pendant le jour, il se peut que les prix soient plus élevés à certaines heures de la journée. Pour prendre des décisions éclairées qui réduiront la consommation et les coûts, les gens doivent comprendre ces choses.

Il est aussi nécessaire de recourir à l’arbitrage et d’assurer l’équité. À mesure que les prix de l’énergie augmentent, de plus en plus de gens peinent à en assumer les coûts. C’est d’ailleurs déjà le cas actuellement pour 10 % à 15 % de nos concitoyens, qui ne parviennent pas à payer leur facture d’électricité. Il ne faut pas les oublier et faire de l’énergie un produit de luxe.

Quels autres changements doivent être apportés?

Alexandre : Nous devons nous efforcer d’adopter les bons modèles d’affaires et de nouvelles façons de produire de l’électricité en privilégiant des solutions agiles qui laissent place à l’adaptation et au changement. Quel montant devons-nous investir pour réduire la facture énergétique? Quelle incidence la pollution a-t-elle sur les coûts? Peut-on réduire la consommation si nos priorités ne sont pas les mêmes? 

La sobriété énergétique ne consiste pas seulement à réduire la consommation d’énergie. C’est une approche qui prend en compte la consommation d’aliments et de biens ainsi que sur leurs sources, à l’échelle locale. Elle englobe aussi le cycle de vie des aliments et des biens, c’est-à-dire la façon dont ils sont produits, encourageant notamment l’utilisation de produits d’occasion qui contribuent davantage à la réduction des émissions de CO2 plutôt que la mise à rebut de vieux articles en vue d’en acheter de nouveaux. C’est une approche que nous devons adopter en tant que consommateurs, mais aussi à titre de stratégie en matière de développement durable pour les entreprises qui cherchent à atteindre leurs objectifs sociaux.

 

1 Contribution du Groupe de travail II au Sixième rapport d’évaluation du GIEC

2 À titre d’exemple : Calculateur d’empreinte carbone de l’Environmental Protection Agency (EPA) des États-Unishttps://www3.epa.gov/carbon-footprint-calculator/